Question: Au vu de votre riche expérience professionnelle, comment décririez-vous la crise que traverse la forensique, ce diagnostic ayant été posé notamment lors du colloque de l’EAFS de Stockholm de 2022 ?
Pour moi ce n’est pas tant la forensique qui est en crise, mais ceux qui la font majoritairement à travers le monde. Cela provient du fait qu’ils n’ont souvent pas identifié l’objet de la discipline : la trace comme vecteur d’information et sa découverte et son traitement comme méthode fondamentale d’enquête à des fins de sécurité autant que de résolution judiciaire sous forme de preuve. Il en résulte plusieurs problèmes que je ne saurais tous énumérer, mais en voici quelques-uns :
Compétence professionnelle : le chimiste fait de la chimie, le biologiste fait de la biologie, le physicien de la physique, l’informaticien de l’informatique, l’armurier de l’armurerie, le médecin de la médecine… tous ont des outils et des savoirs qui ont leur application à la résolution de nombreux cas et de ce fait sont bombardés « spécialistes forensiques » – ce qu’ils ne sont pas. Ils sont nécessaires mais, pour eux, la trace n’est qu’un problème d’analyse qui leur est donné au lieu de se préoccuper du contenu de l’information de ladite trace et son « invention » (détection, découverte, diagnostic, préservation, prélèvement) qui est la raison d’être de la forensique. Cette focalisation disciplinaire débouche sur tous les excès techniques accompagnés de standards, de méthodes qui constituent des camisoles de force totalement dénuées de pertinence pour les questions essentielles abordées. La trace est circonstancielle et sa présence, aléatoire, découle précisément des circonstances qui l’entourent.
Le droit/juriste – focalisation sur la preuve et rôle de gardien de ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas (dérive étasunienne) qui débouche sur une fixation sur le cas unique, objet du tribunal ou du juge pour qui un phénomène criminel détecté/perçu implique souvent une charge de travail, un problème de compétence territoriale (for) qui sortent de son problème du cas limité à juger.
L’organisation, depuis déjà l’époque de Locard ou de Bertillon, a toujours privilégié les méthodes policières traditionnelles et considéré l’apport de la méthode criminalistique comme un accessoire utile sans y voir sa dimension essentielle comme méthode d’enquête ! J’ai encore connu des services qui mettaient des policiers sans formation particulière dans les services techniques, en quelque sorte en punition, parce déconsidérés pour le travail « policier » traditionnel. Ce rôle subalterne ne permet pas de valoriser les informations très riches en soutien au travail policier d’enquête. C’est aussi valorisé lorsqu’une enquête n’aboutit pas et que l’on cherche un élément qui permettrait d’avancer : cela focalise à nouveau sur un objet, plutôt qu’un apport méthodologique.
Cette réponse pourrait faire l’objet d’un livre entier pour lequel j’aurais de multiples exemples !
Question : La formation des managers est-elle un des moyens pour aider à résoudre cette crise ?
C’est évidemment un moyen, mais pour l’essentiel c’est la formation forensique qui pêche et pour ceux qui sont formés le rôle subsidiaire qui leur est attribué. L’un des buts premiers auquel je m’étais attaché à l’Université de Lausanne visait à former des scientifiques avec une vision de l’enquête afin qu’ils puissent remplir ce rôle d’enquêteurs, y compris directeur d’enquête. Une grande partie des diplômés font actuellement des carrières d’officiers et d’officiers supérieurs d’une part ou de chercheurs en science. Un manager a une compétence de conduite qui doit savoir s’entourer : cela ne lui donne pas une compétence scientifique ou professionnelle nécessairement adaptée aux questions à aborder.
Donc, la possibilité de donner aux futurs managers une compréhension des dimensions utiles à la conduite de leurs services constitue un bonus certain.
Question : Le MBA forensique vous semble-t-il participer à une dynamique visant
à redynamiser la forensique ?
Le MBA est un pas certainement important vu qu’il vise à éclairer sur l’importance dans un service d’enquête d’une dimension scientifique souvent sous-exploitée même s’il faut prendre garde que les enseignants se focalisent sur la discipline et que l’on évite de présenter de la chimie, de la biologie, de l’informatique… ce que font par exemple la plupart des instituts à travers le monde. Se focaliser sur le mauvais objet ne peut qu’aboutir à des déconvenues.